More is not better

Vouloir plus est une telle constante de nos univers qu’on oublie trop souvent d’en questionner la validité. « Abondance de biens ne nuit pas ». Toujours plus, plus loin, plus fort, plus souvent. L’important c’est la croissance, nous dit-on…

Pourtant ce qui croit – et n’a pas de sens – se fait nécessairement encombrant ou destructeur. Sans limites, sans mesures, sans nécessité, croissance n’est que fuite en avant.

Bien sûr que si je meurs de faim j’ai besoin de manger plus. Mais – une fois l’équilibre atteint – manger trop rend obèse, et nous expose à une cohorte de maladies graves. Comme trop d’avidité finit par détruire l’éco-système qui l’a permis. Et trop de pression managériale par rendre caduque l’impact de la pression elle-même…

Nous n’avons jamais intérêt, en effet, à outrepasser les points d’équilibre. Parce qu’il y a des points d’équilibre, des seuils de résistance, des optimums de la courbe de pression. C’est-à-dire des limites. Au-delà de ces limites s’étend le domaine de la pathologie.

L’activisme n’est pas une force mais la compensation d’un manque. L’avidité est un péché capital, au sens ontologique. Et le burn-out une pathologie exemplaire, puisqu’elle dit – trop souvent – à la fois la pression permanente des uns et le refus de la limite des autres.

Toujours plus d’efforts, de travail, de pression, d’exigences, d’ambitions finissent par créer moins de disponibilité, d’envies, de recul, de coopération, de garanties… Et souvent moins de résultats.

Plus par plus égal moins.

Faire plus n’est donc pas faire mieux. On peut faire mieux avec moins. Et même beaucoup mieux avec beaucoup moins, dans un monde déjà saturé de toutes parts.

Faire toujours mieux avec moins, chacun et ensemble, voilà qui serait vraiment nouveau.

Motivant. Apaisant. Profondément vivant.

Ne croyez-vous pas ?

Didier Goutman

Auteur de « Better and More, quand le monde tourne avide », Editions Eyrolles, 2023 – Un roman réaliste et sarcastique sur le fonctionnement des organisations modernes…

Le monde est à l’arrêt. Et s’il avait ses raisons ?

Quand un individu travaille trop, trop longtemps, s’impose trop de sacrifices, quand un sportif outrepasse ses limites à force d’efforts en compétition, mu par le sens du devoir ou de la performance, la peur de manquer ou de ne pas être à la hauteur… son corps l’arrête. Toujours.

Maladie, blessure, fracture de fatigue, syndrome d’épuisement, le corps finit toujours par dire ce que la tête n’entend pas. Stop. Et l’imposer quand c’est nécessaire. Parce que c’est nécessaire. Ni malchance, ni punition, seulement l’expression d’un équilibre à retrouver, à respecter…

Mais pourquoi ce qui est vrai au plan du mental et du corps individuel ne serait pas vrai au plan collectif ?

Notre « mental » social veut tourner plus vite qu’il ne le peut, produire et consommer plus qu’il n’en a besoin, plus que sa terre ne sait produire, il veut voyager toujours plus, plus loin, plus vite, plus souvent. Il ne sait ni s’arrêter, ni se restreindre. ll ne connaît ni ses limites ni ses contraintes. Il ne prend pas soin de sa monture. Il a même oublié qu’il en avait une.

Comme le mental collectif n’entend rien, le corps nature a donc trouvé un remède simple, un virus efficace, une pandémie radicale.

Il a suffi d’une chauve-souris ou d’un pangolin pour que cesse d’un coup le trop, le trop plein, le trop vite.

S’arrêter. Simplement s’arrêter.

Parce que c’est impératif.

Mais l’entendrons-nous ?

 

Et si pour une fois on parlait littérature ?

Une fois n’est pas coutume, voici un article qui ne va pas traiter de place au travail… J’ai le plaisir en effet de vous annoncer la sortie de mon premier roman édité, Le Scribe et la Princesse (chez Eyrolles), composé à quatre mains avec mon amie Juliette Allais.

Pour le plaisir de l’écriture toujours. Et parce que la fiction permet des détours utiles… D’ailleurs l’un des personnages… est scribe !

Le Scribe et la Princesse est ainsi un conte littéraire, ou un roman initiatique, quelque chose entre Paolo Coelho et Hermann Hesse. Il y est question d’ouverture à l’invisible, et de la nécessité d’apprendre à se relier à plus grand que nous…

Le Scribe et la Princesse est écrit à quatre mains et deux voix, un homme, une femme, comme une composition musicale, parce qu’il y est aussi affaire de yin et de yang, d’intégration du masculin et du féminin…

Le Scribe et la Princesse enfin est un écrit d’aujourd’hui… qui se déroule dans le monde romain, aux portes du désert, vers 200 de notre ère. Parce de tous les mondes connus, c’est certainement celui qui ressemble le plus au nôtre, avec son ordre et sa rationalité, son esprit de conquête et son arrogance disciplinée. Parce qu’en 200 après J.C. le monde romain touche en fait à son apogée (la suite ne sera que déclin). Enfin parce qu’aux confins du désert, l’ordre romain rencontre ainsi une forme de sauvagerie dépouillée, alternative, déconcertante. Là où l’homme libre et la nature sauvage reprennent leurs droits…

A la fois conte et roman, voix d’homme et voix de femme, récit initiatique et politique, au-delà des clivages et des catégories ordinaires… Parce que nous avons tous besoin aujourd’hui de relier et d’intégrer, plutôt que d’opposer. Et que l’écriture peut nous y aider.

On ne se refait pas… les questions de place au travail ne sont jamais très loin !

Et pour consulter un extrait… c’est ici !

https://www.eyrolles.com/Loisirs/Livre/le-scribe-et-la-princesse-9782212571141/

 

Le changement libère le changement… Et si on changeait maintenant ?

Pour changer… il faut changer ! Mais parfois ce n’est pas ce que l’on veut changer qui doit changer en premier. Parce que l’énergie nécessaire est bloquée ailleurs, autrement…

Ainsi deux de mes clients – un homme comme une femme – ont trouvé facilement les solutions professionnelles qu’ils cherchaient depuis longtemps – le job à incarner sereinement, l’entreprise à racheter et à développer – quand ils ont accepté d’enclencher… un divorce. Un troisième n’a vraiment libéré sa créativité… qu’après avoir renoncé à racheter l’entreprise familiale. Une quatrième encore a pu sortir d’une répétition de conflits avec ses patrons… quand son père est décédé. Une dernière enfin est parvenu à innover… quand elle a accepté l‘idée de de vendre un appartement dont au fond elle n’avait pas besoin.

Parce que les solutions qu’on ne trouve pas sont souvent d’un autre ordre en réalité. C’est ainsi que nous ne les voyons pas. Elles attendent seulement sagement que nous soyons prêts.

Puisque nous avons plus que jamais besoin de changer, de posture, de logique ou de paradigme, de regarder les choses différemment pour les incarner autrement… choisissons de changer maintenant ! Mais en commençant par ce qui nous pèse vraiment… et que nous ne regardons pas encore ?

Le changement appelle et libère le changement.

Et vous, qu’allez-vous changer en 2019 ?

Très belle année à toutes et à tous !

Le confort, voilà l’ennemi !

Pourquoi changer nous est donc si difficile ? Qu’il s’agisse de place au travail ou d’écologie, pourquoi passons-nous tous autant de temps et d’énergie… à éviter le changement ? Même et surtout quand nous savons parfaitement qu’il est utile, positif, nécessaire, incontournable ?

Bien sûr on pourrait parler ici d’autorisation, de loyauté, de peur de réussir ou de décevoir. Mais si plus simplement nous parlions pour une fois de confort ? De notre appétence, de notre attachement au confort. De ce refus si naturel de quitter nos habitudes tant qu’elles sont plutôt douillettes et bien connues. C’est vrai, je n’aime pas vraiment mon job, ma fatigue dit bien mon manque d’envie, mais je le connais bien ce travail, l’entreprise est plutôt prospère, les perspectives rassurantes et mon salaire confortable, d’autant que j’ai un (gros) crédit immobilier à rembourser. Bien sûr la planète se réchauffe et il nous faudrait sûrement changer de modèle et d’habitudes de consommation, mais quand même pas si ça doit m’obliger à des sacrifices, plus tard peut-être, après tout nous avons le temps. Je veux bien changer, mais si ça m’apporte du mieux là, maintenant, tout de suite, et seulement du mieux. Pas si ça me met en danger, si ça m’expose, s’il y a un risque associé. Quand même pas, soyons raisonnables…

Sauf que – à ne pas changer – je prends naturellement un risque bien plus grand encore. Celui de m’épuiser. Dans les deux sens du terme, se fatiguer et se vider. Sur le plan individuel au travail, on parle alors de burn-out. Quand le corps ne sait pas trouver d’autres moyens d’exprimer son désarroi profond qu’en rendant impossible tout effort supplémentaire dans une direction qu’il sait inadaptée. Mais sur un plan écologique et collectif, le terme pourrait bien désigner aussi l’épuisement d’une planète devenue ainsi invivable, effectivement asséchée, et littéralement… brûlée.

Celui qui ne peut pas sacrifier son confort ne peut rien espérer, en vérité. Celui qui ne veut pas souffrir ne peut pas avancer non plus. Parce qu’au final le confort est un piège amer dans lequel nous pourrions bien tous ici sombrer demain…

Intelligence Artificielle… mais de quelle intelligence parle-t-on ?

S’il est bien un sujet dans l’air du temps, c’est celui du développement de l’intelligence artificielle. Mais si on interroge aujourd’hui à l’infini, avec beaucoup de passion parfois, ses applications, leur utilité et leurs conséquences potentielles, questionne-t-on assez l’idée même d’intelligence associée ? Et la représentation sous-jacente qu’elle suppose ? (A noter : cette article a fait l’objet d’une parution dans la revue Personnel, la revue de l’ANDRH – Numéro 585 – Novembre / Décembre 2017)

Soyons ainsi direct et un peu provocateur : si une intelligence peut se reproduire de façon artificielle, se prévoir, se « mécaniser » … est-ce encore d’intelligence dont il s’agit ? Ou seulement d’une simple capacité de calcul, d’observation et de reproduction ? Une partie du débat réel ne tient-il pas ainsi à l’ambiguïté du mot lui-même ? Ce mot tellement fort et tellement flou…

Le monde occidental, issu des Lumières et du positivisme scientifique, a ainsi, à force de primauté accordée au mesurable et au quantifiable, un peu sans le vouloir, un peu par pouvoir, réduit l’intelligence à ce qu’il en maîtrisait le mieux : la capacité d’analyse. Ce faisant – rien n’est jamais neutre ni gratuit – il a dévalorisé au passage toute autre forme d’intelligence possible. Nombre d’élèves en ont ainsi fait les frais très tôt, convaincus par le système dès leur plus jeune âge qu’ils étaient de peu de valeur, alors qu’ils étaient simplement intelligents… autrement : de façon plus libre, plus créative ou plus instinctive, plus physique, plus émotionnelle ou plus relationnelle, en dehors des formats usuels, des contraintes de l’institution, des présupposés académiques… et des possibilités d’artificialisation associées ? Je rencontre ainsi tous les jours – en accompagnement individuel – des femmes et des hommes que leur forme d’intelligence a tenus à l’écart des valeurs les plus officielles. Au détriment de tous.

L’intelligence artificielle – contrairement à ce que le mot incite par nature toujours à penser – ne condense donc pas l’intégralité de la question essentielle. Prenons ainsi l’exemple du recrutement, puisque c’est également mon métier. Oui, le développement d’algorithmes va permettre de trier plus vite des candidatures en nombre, de sourcer plus rapidement des candidats compétents – au moins en apparence – sur des bases toujours plus précises et plus quantifiables. C’est vrai. Et on peut imaginer ainsi demain que le travail amont du recruteur aura quasiment disparu, au profit de bases de données énormes et d’algorithmes puissants. Mais aura-t-on progressé pour autant en intelligence du recrutement ? Car ce qui fait un bon recrutement n’est pas la rapidité du sourcing, mais la qualité unique et vivante de l’adéquation… dont ici bien sûr il ne saurait être question. Se développent ainsi aujourd’hui des applications qui prétendent révolutionner le recrutement en faisant du sourcing et de la candidature des actes toujours plus simples, plus rapides et plus limités, presque anodins, juste un like, un clic en passant sur son mobile. Est-ce qu’on mesure bien l’absurdité fondamentale de ce qui se joue là au fond ? Comme si la juste adéquation durable d’un être et d’un métier, ou même seulement d’un individu et d’un job à un instant donné, pouvaient tenir à une rencontre fortuite ? Comme un « coup » d’un soir, sans intérêt ni conséquence, né de l’affinité de surface de quelques mots clés partagés. Alors oui bien sûr on peut ainsi simplifier et accélérer… si tant est que vitesse et recrutement au final fassent si bon ménage. La plupart des recrutements ratés auxquels j’ai assisté étaient dus en effet, soit à un excès de précipitation partagé, soit à un défaut d’intégration réelle. Pas à un mauvais sourcing. Ou comment « artificialiser » l’accessoire en faisant croire qu’on a traité l’essentielqui lui justement ne peut pas être mécanisé !

A trop parler ainsi « d’intelligence » quand on évoque seulement la possibilité d’analyser, de trier, de mécaniser et de reproduire sans intervention humaine – certes avec toujours plus de talent des opérations toujours moins simples – on continue d’entretenir l’ambigüité autour d’une vision de l’intelligence réduite et univoque. Et on crée en cascade, sans même s’en rendre compte, toute une série de conséquences problématiques. A commencer par la diffusion de l’idée – un peu terrifiante, il faut bien l’avouer – que l’on pourrait tous être remplacés par des robots, quels que soient son savoir-faire et son expérience. Si la seule valeur est l’intelligence, et si la seule intelligence est celle que les robots peuvent s’approprier, alors oui nous sommes tous – ou presque – en danger. Pourtant, la seule chose qui peut être robotisée en réalité est notre aptitude à nous comporter comme tel. Mais pas notre capacité à innover, à anticiper ce qui n’existe pas encore, à créer des relations neuves ou à proposer des solutions de collaboration partagées…

Cessons donc de réduire ainsi l’intelligence, et ne faisons pas de l’intelligence artificielle autre chose que ce qu’elle est, un facteur considérable de simplification productive, avec les possibilités et les risques qui vont avec. Et ce d’autant que son développement n’a de sens que si nous imaginons effectivement un monde plus riche d’avoir transformé des tâches limitées, répétitives ou dangereuses. Si l’intelligence artificielle doit seulement priver du travail qui les porte et les nourrit des contingents d’individus de par le monde au service de la seule maximisation des profits de quelques-uns, elle portera au final bien peu d’intelligence… collective. Mais si elle doit nous être utile en profondeur, elle ne peut l’être qu’en libérant du temps et de l’énergie pour plus important que ce qui aura été substitué. Ce qui suppose bien de reconnaître les autres formes de vie, d’expression, de relation, de création, d’intelligence ou d’oisiveté… comme justement plus essentielles que celles qui auront été mécanisées ! Car au fond l’intelligence artificielle ne s’applique… qu’à ce qui n’est pas intelligent, au sens déjà vu, déjà connu, facile à analyser, à maîtriser et à reproduire. Voitures autonomes, robots ménagers sophistiqués ou algorithmes de ciblage efficaces, c’est toujours d’artifices de substitution dont il s’agit. Des développements récents de l’intelligence artificielle montrent ainsi comment on parvient déjà à faire produire un faux portait de Rembrandt[1] par un ordinateur. Le résultat est bluffant, il est vrai. Mais ce n’est qu’une re-production, à partir de modèles et de data, un travail de faussaire en quelque sorte. La vraie production, la vraie création demandent – elles – toujours une intelligence qui ne saurait être grégaire, routinière ou passéiste.

Le vrai, le neuf, le juste, le vivant ne se laissent pas réduire si facilement. Et c’est bien eux pourtant qui doivent nous gouverner. Sinon comment vivre en harmonie avec un monde… qui lui ne cessera pas de changer ?

 

[1] Un groupe d’historiens de l’art, d’analystes de données et d’informaticiens a réussi aux Pays-Bas, en 2016, à créer un tableau de Rembrandt grâce à l’intelligence artificielle et aux imprimantes 3D. En analysant de façon approfondie plus de 300 tableaux de l’artiste flamand, ils ont réussi ainsi à concevoir un nouveau portrait qui aurait pu être imaginé par le Maître hollandais. Après 500 heures de calculs, l’ordinateur a ainsi donné naissance à un tableau « inédit »…

 

Trouver sa place est l’affaire de tous

Parce que tout est lié… Un extrait de la conclusion de « Trouver sa place au travail » (Juliette Allais / Didier Goutman – Eyrolles 2012 / Livre de poche 2015)

« Trouver sa place au travail au fond n’est pas une question individuelle. Bien sûr la formule est délibérément paradoxale, mais elle a pour vocation ici, à la fin de cet ouvrage, de rappeler l’importance des enjeux collectifs toujours associés à l’idée même de travail.

Nous connaissons tous en effet trop bien des amis, des collègues, des patrons, des artisans, des commerçants, des enseignants… qui ne sont pas à leur place, ne font pas bien des métiers qu’ils méprisent, et génèrent ainsi –souvent sans même s’en rendre compte- des cascades de conséquences négatives pour eux-mêmes et pour les autres.  Des boulangers qui n’aiment pas le pain qu’ils font et nous le rendent amer, rejetés par leurs clients, désagréables en retour, malmenés par leur femme à cause de leur humeur, d’autant plus enclins à désespérer d’eux-mêmes et de leur métier. Des serveurs qui n’aiment pas servir, et nous le font bien sentir, transformant des instants de répit en moments de tension. Des assistantes qui voudraient être chefs, rechignent à la tâche toute la journée et compliquent la vie d’équipes entières. Des managers qui n’aiment personne, évitent tout contact, sont méprisés par leurs collaborateurs et s’enferment à leur tour dans un rejet hautain et stérile. Des entraîneurs d’équipe de football qui se murent de même dans le silence et dépriment au final des nations entières. De même que nous connaissons tous aussi des boulangers, des serveurs, des assistantes, des managers ou des entraîneurs, qui parce qu’ils aiment ce qu’ils font, créent à l’inverse des cercles vertueux de service et de confiance, de plaisir et de rayonnement. Chacun est donc responsable de sa place et de la façon dont il l’occupe, devant lui mais aussi devant tous les autres. Parce que tout est lié. Parce que nous sommes tous économiquement, socialement, professionnellement interdépendants. Trouver sa place n’est donc jamais seulement une question individuelle. Parce que je ne peux pas la trouver seul, puisqu’il faut bien qu’un autre me la confie, avec et pour lui. Parce que bien ou mal travailler, aimer ou pas ce que je fais, n’engage jamais que moi. L’enjeu dépasse toujours largement ma propre cause, pour toucher au fonctionnement collectif dans son ensemble. Si le battement d’une aile de papillon peut déclencher un cataclysme au final, que dire en effet d’une carrière ratée, d’une vocation manquée, d’une frustration permanente ?

Trouver sa place au travail questionne enfin la place qu’occupe justement le travail lui-même dans le monde qui est le nôtre. Car moins le travail est valorisé, plus il est difficile d’y penser positivement son intégration. Nous vivons pourtant collectivement, depuis des décennies, ce fantasme –car c’en est un- de travailler toujours moins pour dépenser toujours plus. Toujours moins d’heures de travail, toujours moins de journées, toujours moins d’années de travail, toujours plus de jours de repos, de loisirs et de consommation. Comme si le travail était nécessairement une purge, une corvée, un esclavage, une « torture » qu’il fallait réduire, encore et encore. Et le loisir une chance, un droit, une bénédiction, qu’il fallait défendre, renforcer, étendre, augmenter. Mais est-ce si évident aujourd’hui ? En quoi regarder des DVD sur un écran plat est-il au fond tellement plus formateur que de chercher à satisfaire un client dans une relation réelle et vivante ? En quoi bronzer sur une plage est-il plus intéressant, plus « nourrissant », plus attirant que d’animer des réunions de travail ? Et surtout, est-ce même encore possible ? Car nous ne sommes parvenus à entretenir durablement cette illusion qu’au prix d’un endettement collectif forcené, dont il faudra bien s’acquitter un jour, d’une façon ou d’une autre. Et si demain, faute de pouvoir même faire autrement, nous devons cette fois travailler plus, plus longtemps, sans autre perspective que de gagner moins, la question de l’ajustement à ce que nous ferons sera d’autant plus cruciale. Puisque nous ne pourrons travailler plus pour nous enrichir au plan quantitatif, ni non plus avec l’espoir de nous débarrasser à terme du travail lui-même, il ne nous restera donc plus qu’à investir –enfin ? – le travail d’une véritable valeur de réalisation individuelle et de service collectif.

Tant qu’à devoir travailler, et peut-être beaucoup – car nous n’y échapperons pas- autant faire ainsi ce qui est juste, pour nous-même, pour les autres et pour le monde. Peut-être est-ce ainsi d’ailleurs que la société évoluera vraiment, qu’elle apprendra à rendre enfin le travail intéressant pour tous, plutôt que de chercher seulement à l’éradiquer faute de savoir faire mieux. Si chacun de nos métiers avait vraiment un sens dont nous soyons tous conscients, ne serait-ce pas un plus grand progrès que si nous avions tous atteint la possibilité d’un farniente permanent, stérile et désœuvré ?

La révolution de 1789 voulait abolir les privilèges des aristocrates, pour ne permettre à personne de vivre aux crochets de tous les autres. Nous avons pourtant cherché depuis subtilement à faire l‘inverse, c’est-à-dire à étendre à tous les privilèges de quelques-uns. Sauf que c’est impossible. Après tout, n’en déplaise à la Genèse, on travaille peut-être même au Paradis… »