Trouver sa place est l’affaire de tous

Parce que tout est lié… Un extrait de la conclusion de « Trouver sa place au travail » (Juliette Allais / Didier Goutman – Eyrolles 2012 / Livre de poche 2015)

« Trouver sa place au travail au fond n’est pas une question individuelle. Bien sûr la formule est délibérément paradoxale, mais elle a pour vocation ici, à la fin de cet ouvrage, de rappeler l’importance des enjeux collectifs toujours associés à l’idée même de travail.

Nous connaissons tous en effet trop bien des amis, des collègues, des patrons, des artisans, des commerçants, des enseignants… qui ne sont pas à leur place, ne font pas bien des métiers qu’ils méprisent, et génèrent ainsi –souvent sans même s’en rendre compte- des cascades de conséquences négatives pour eux-mêmes et pour les autres.  Des boulangers qui n’aiment pas le pain qu’ils font et nous le rendent amer, rejetés par leurs clients, désagréables en retour, malmenés par leur femme à cause de leur humeur, d’autant plus enclins à désespérer d’eux-mêmes et de leur métier. Des serveurs qui n’aiment pas servir, et nous le font bien sentir, transformant des instants de répit en moments de tension. Des assistantes qui voudraient être chefs, rechignent à la tâche toute la journée et compliquent la vie d’équipes entières. Des managers qui n’aiment personne, évitent tout contact, sont méprisés par leurs collaborateurs et s’enferment à leur tour dans un rejet hautain et stérile. Des entraîneurs d’équipe de football qui se murent de même dans le silence et dépriment au final des nations entières. De même que nous connaissons tous aussi des boulangers, des serveurs, des assistantes, des managers ou des entraîneurs, qui parce qu’ils aiment ce qu’ils font, créent à l’inverse des cercles vertueux de service et de confiance, de plaisir et de rayonnement. Chacun est donc responsable de sa place et de la façon dont il l’occupe, devant lui mais aussi devant tous les autres. Parce que tout est lié. Parce que nous sommes tous économiquement, socialement, professionnellement interdépendants. Trouver sa place n’est donc jamais seulement une question individuelle. Parce que je ne peux pas la trouver seul, puisqu’il faut bien qu’un autre me la confie, avec et pour lui. Parce que bien ou mal travailler, aimer ou pas ce que je fais, n’engage jamais que moi. L’enjeu dépasse toujours largement ma propre cause, pour toucher au fonctionnement collectif dans son ensemble. Si le battement d’une aile de papillon peut déclencher un cataclysme au final, que dire en effet d’une carrière ratée, d’une vocation manquée, d’une frustration permanente ?

Trouver sa place au travail questionne enfin la place qu’occupe justement le travail lui-même dans le monde qui est le nôtre. Car moins le travail est valorisé, plus il est difficile d’y penser positivement son intégration. Nous vivons pourtant collectivement, depuis des décennies, ce fantasme –car c’en est un- de travailler toujours moins pour dépenser toujours plus. Toujours moins d’heures de travail, toujours moins de journées, toujours moins d’années de travail, toujours plus de jours de repos, de loisirs et de consommation. Comme si le travail était nécessairement une purge, une corvée, un esclavage, une « torture » qu’il fallait réduire, encore et encore. Et le loisir une chance, un droit, une bénédiction, qu’il fallait défendre, renforcer, étendre, augmenter. Mais est-ce si évident aujourd’hui ? En quoi regarder des DVD sur un écran plat est-il au fond tellement plus formateur que de chercher à satisfaire un client dans une relation réelle et vivante ? En quoi bronzer sur une plage est-il plus intéressant, plus « nourrissant », plus attirant que d’animer des réunions de travail ? Et surtout, est-ce même encore possible ? Car nous ne sommes parvenus à entretenir durablement cette illusion qu’au prix d’un endettement collectif forcené, dont il faudra bien s’acquitter un jour, d’une façon ou d’une autre. Et si demain, faute de pouvoir même faire autrement, nous devons cette fois travailler plus, plus longtemps, sans autre perspective que de gagner moins, la question de l’ajustement à ce que nous ferons sera d’autant plus cruciale. Puisque nous ne pourrons travailler plus pour nous enrichir au plan quantitatif, ni non plus avec l’espoir de nous débarrasser à terme du travail lui-même, il ne nous restera donc plus qu’à investir –enfin ? – le travail d’une véritable valeur de réalisation individuelle et de service collectif.

Tant qu’à devoir travailler, et peut-être beaucoup – car nous n’y échapperons pas- autant faire ainsi ce qui est juste, pour nous-même, pour les autres et pour le monde. Peut-être est-ce ainsi d’ailleurs que la société évoluera vraiment, qu’elle apprendra à rendre enfin le travail intéressant pour tous, plutôt que de chercher seulement à l’éradiquer faute de savoir faire mieux. Si chacun de nos métiers avait vraiment un sens dont nous soyons tous conscients, ne serait-ce pas un plus grand progrès que si nous avions tous atteint la possibilité d’un farniente permanent, stérile et désœuvré ?

La révolution de 1789 voulait abolir les privilèges des aristocrates, pour ne permettre à personne de vivre aux crochets de tous les autres. Nous avons pourtant cherché depuis subtilement à faire l‘inverse, c’est-à-dire à étendre à tous les privilèges de quelques-uns. Sauf que c’est impossible. Après tout, n’en déplaise à la Genèse, on travaille peut-être même au Paradis… »

 

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.