Intelligence Artificielle… mais de quelle intelligence parle-t-on ?

S’il est bien un sujet dans l’air du temps, c’est celui du développement de l’intelligence artificielle. Mais si on interroge aujourd’hui à l’infini, avec beaucoup de passion parfois, ses applications, leur utilité et leurs conséquences potentielles, questionne-t-on assez l’idée même d’intelligence associée ? Et la représentation sous-jacente qu’elle suppose ? (A noter : cette article a fait l’objet d’une parution dans la revue Personnel, la revue de l’ANDRH – Numéro 585 – Novembre / Décembre 2017)

Soyons ainsi direct et un peu provocateur : si une intelligence peut se reproduire de façon artificielle, se prévoir, se « mécaniser » … est-ce encore d’intelligence dont il s’agit ? Ou seulement d’une simple capacité de calcul, d’observation et de reproduction ? Une partie du débat réel ne tient-il pas ainsi à l’ambiguïté du mot lui-même ? Ce mot tellement fort et tellement flou…

Le monde occidental, issu des Lumières et du positivisme scientifique, a ainsi, à force de primauté accordée au mesurable et au quantifiable, un peu sans le vouloir, un peu par pouvoir, réduit l’intelligence à ce qu’il en maîtrisait le mieux : la capacité d’analyse. Ce faisant – rien n’est jamais neutre ni gratuit – il a dévalorisé au passage toute autre forme d’intelligence possible. Nombre d’élèves en ont ainsi fait les frais très tôt, convaincus par le système dès leur plus jeune âge qu’ils étaient de peu de valeur, alors qu’ils étaient simplement intelligents… autrement : de façon plus libre, plus créative ou plus instinctive, plus physique, plus émotionnelle ou plus relationnelle, en dehors des formats usuels, des contraintes de l’institution, des présupposés académiques… et des possibilités d’artificialisation associées ? Je rencontre ainsi tous les jours – en accompagnement individuel – des femmes et des hommes que leur forme d’intelligence a tenus à l’écart des valeurs les plus officielles. Au détriment de tous.

L’intelligence artificielle – contrairement à ce que le mot incite par nature toujours à penser – ne condense donc pas l’intégralité de la question essentielle. Prenons ainsi l’exemple du recrutement, puisque c’est également mon métier. Oui, le développement d’algorithmes va permettre de trier plus vite des candidatures en nombre, de sourcer plus rapidement des candidats compétents – au moins en apparence – sur des bases toujours plus précises et plus quantifiables. C’est vrai. Et on peut imaginer ainsi demain que le travail amont du recruteur aura quasiment disparu, au profit de bases de données énormes et d’algorithmes puissants. Mais aura-t-on progressé pour autant en intelligence du recrutement ? Car ce qui fait un bon recrutement n’est pas la rapidité du sourcing, mais la qualité unique et vivante de l’adéquation… dont ici bien sûr il ne saurait être question. Se développent ainsi aujourd’hui des applications qui prétendent révolutionner le recrutement en faisant du sourcing et de la candidature des actes toujours plus simples, plus rapides et plus limités, presque anodins, juste un like, un clic en passant sur son mobile. Est-ce qu’on mesure bien l’absurdité fondamentale de ce qui se joue là au fond ? Comme si la juste adéquation durable d’un être et d’un métier, ou même seulement d’un individu et d’un job à un instant donné, pouvaient tenir à une rencontre fortuite ? Comme un « coup » d’un soir, sans intérêt ni conséquence, né de l’affinité de surface de quelques mots clés partagés. Alors oui bien sûr on peut ainsi simplifier et accélérer… si tant est que vitesse et recrutement au final fassent si bon ménage. La plupart des recrutements ratés auxquels j’ai assisté étaient dus en effet, soit à un excès de précipitation partagé, soit à un défaut d’intégration réelle. Pas à un mauvais sourcing. Ou comment « artificialiser » l’accessoire en faisant croire qu’on a traité l’essentielqui lui justement ne peut pas être mécanisé !

A trop parler ainsi « d’intelligence » quand on évoque seulement la possibilité d’analyser, de trier, de mécaniser et de reproduire sans intervention humaine – certes avec toujours plus de talent des opérations toujours moins simples – on continue d’entretenir l’ambigüité autour d’une vision de l’intelligence réduite et univoque. Et on crée en cascade, sans même s’en rendre compte, toute une série de conséquences problématiques. A commencer par la diffusion de l’idée – un peu terrifiante, il faut bien l’avouer – que l’on pourrait tous être remplacés par des robots, quels que soient son savoir-faire et son expérience. Si la seule valeur est l’intelligence, et si la seule intelligence est celle que les robots peuvent s’approprier, alors oui nous sommes tous – ou presque – en danger. Pourtant, la seule chose qui peut être robotisée en réalité est notre aptitude à nous comporter comme tel. Mais pas notre capacité à innover, à anticiper ce qui n’existe pas encore, à créer des relations neuves ou à proposer des solutions de collaboration partagées…

Cessons donc de réduire ainsi l’intelligence, et ne faisons pas de l’intelligence artificielle autre chose que ce qu’elle est, un facteur considérable de simplification productive, avec les possibilités et les risques qui vont avec. Et ce d’autant que son développement n’a de sens que si nous imaginons effectivement un monde plus riche d’avoir transformé des tâches limitées, répétitives ou dangereuses. Si l’intelligence artificielle doit seulement priver du travail qui les porte et les nourrit des contingents d’individus de par le monde au service de la seule maximisation des profits de quelques-uns, elle portera au final bien peu d’intelligence… collective. Mais si elle doit nous être utile en profondeur, elle ne peut l’être qu’en libérant du temps et de l’énergie pour plus important que ce qui aura été substitué. Ce qui suppose bien de reconnaître les autres formes de vie, d’expression, de relation, de création, d’intelligence ou d’oisiveté… comme justement plus essentielles que celles qui auront été mécanisées ! Car au fond l’intelligence artificielle ne s’applique… qu’à ce qui n’est pas intelligent, au sens déjà vu, déjà connu, facile à analyser, à maîtriser et à reproduire. Voitures autonomes, robots ménagers sophistiqués ou algorithmes de ciblage efficaces, c’est toujours d’artifices de substitution dont il s’agit. Des développements récents de l’intelligence artificielle montrent ainsi comment on parvient déjà à faire produire un faux portait de Rembrandt[1] par un ordinateur. Le résultat est bluffant, il est vrai. Mais ce n’est qu’une re-production, à partir de modèles et de data, un travail de faussaire en quelque sorte. La vraie production, la vraie création demandent – elles – toujours une intelligence qui ne saurait être grégaire, routinière ou passéiste.

Le vrai, le neuf, le juste, le vivant ne se laissent pas réduire si facilement. Et c’est bien eux pourtant qui doivent nous gouverner. Sinon comment vivre en harmonie avec un monde… qui lui ne cessera pas de changer ?

 

[1] Un groupe d’historiens de l’art, d’analystes de données et d’informaticiens a réussi aux Pays-Bas, en 2016, à créer un tableau de Rembrandt grâce à l’intelligence artificielle et aux imprimantes 3D. En analysant de façon approfondie plus de 300 tableaux de l’artiste flamand, ils ont réussi ainsi à concevoir un nouveau portrait qui aurait pu être imaginé par le Maître hollandais. Après 500 heures de calculs, l’ordinateur a ainsi donné naissance à un tableau « inédit »…

 

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